Ordell Robbie | 4.25 | Labyrinthe des passions |
Xavier Chanoine | 2.75 | De belles choses, mais un Mizoguchi pas à la hauteur |
Si Une femme dont on parle est un Mizoguchi méconnu, c'est qu'il souffre indirectement de l'aura méritée de deux oeuvres en costumes tournées la meme année par le cinéaste. L'Intendant Sansho d'abord, sommet du mélodrame dont la fin est une des plus belles du cinéma japonais, et puis les Amants Crucifiés, brillante adaptation de Chikamatsu. L'autre raison, c'est qu'il appartient à une veine moins connue du cinéaste, celle de l'exploration subtile, intérieure de la passion et de ses ressorts. Veine se rapprochant plus d'un certain cinéma européen (Ophüls par exemple), allant à l'encotre des clichés cinéphiles sur "Mizoguchi cinéaste si japonais". Cette veine-là s'était manifestée de façon peu inspirée dans le trop retenu et froid la Dame de Musashino où était déjà question d'une femme désirant homme plus jeune qu'elle. Quant au motif du trio amoureux, Mizoguchi l'avait abordé dans l'inégal Mademoiselle Oyu dont il était peu satisfait.
Le décor de ce drame passionnel est quant à lui une de ces maisons de geishas qui sont le sel de la veine sociale du cinéaste (les Musiciens de Gion, la Rue de la honte). Une femme dont on parle, c'est d'abord une femme d'age mûr, tenancière d'une maison de geishas, n'ayant pas aimé son mari défunt et se découvrant amoureuse pour la première fois de sa vie face à un jeune docteur. Une femme dont on parle, c'est aussi sa fille occidentalisée, au métier respectable mais moins bien payé, ayant pu étudier grâce à un argent qu'elle réprouve: celui de sa mère. Et qui a voulu se suicider parce qu'un homme a refusé son amour au nom du métier de sa mère. Une femme dont on parle, c'est enfin un homme semblant avoir intériorisé le peu d'estime de Mizoguchi cinéaste pour la gent masculine. A l'opposé des stéréotypes machistes, il se veut attentionné, compréhensif à l'égard de ces deux femmes-là. Et qui finira quand même par les blesser toutes les deux. Une femme dont on parle, c'est aussi l'histoire du dur chemin parcouru pour qu'une mère et une fille se comprennent. Dire qu'il fallu que le même homme les blesse pour ça... Car la première va détester la seconde pour lui voler son premier amour. Quant à la seconde, elle va haïr sa mère de faire obstacle à ses sentiments. Avant de voir en elle le reflet de la femme blessée et désespérée qu'elle a pu être par amour.
Une femme dont on parle, c'est aussi une scène magnifique: celle en forme de mise en abyme du spectacle de Nô reflétant l'état de cette mère amoureuse d'un homme plus jeune qu'elle. Et quoi d'autre? Les geishas. Soit la découverte par une jeune femme pleine de préjugés sur le métier qu'elles sont aussi des femmes dans le besoin, des femmes qu'un homme a pu blesser. Pour finir par une grande conquête: accepter et pleinement assumer cet héritage maternel qu'on refusait. Tanaka Kinuyo est elle remarquable tandis que l'épure de la mise en scène déploie toute sa force ici. L'art du cinéaste pour rendre l'émotion plus intense par la distance offre quelques grands moments de cinéma tandis que la scène où la mère espionne sa fille discutant avec la docteur est superbement découpée.
Pour un film aussi puissant dans son coté bref et ramassé que certaines réussites plus connues du cinéaste l'étaient dans leur ampleur. Souvent considéré comme un Mizoguchi mineur, il mérite à mon sens mieux que de rester dans l'ombre des chefs d'oeuvre plus connus du cinéaste.
Ce beau film de Mizoguchi manque de quelque chose pour pouvoir rivaliser avec ses plus grands films issus de sa veine sociale (A Geisha, Les Femmes de la Nuit...) dépeints avec recul, franchise et avec un vrai sens de la mise en scène. Certes à cette époque, il n'avait absolument plus rien à prouver dans sa manière de filmer, mais combien de grands cinéastes sont devenus ennuyants le temps d'un ou deux films? Mizoguchi aussi peut être décevant malgré son statut de cinéaste important. Prenons l'exemple du Héros Sacrilège, épique sur le papier du fait de la présence de Ichikawa Raizo, épique et intéressant aussi par l'usage de la couleur, fait rare chez Mizoguchi. Pourtant, si ce film signe la dernière implication de Mizoguchi dans l'époque féodale (d'où sont issues une majorité de ses meilleures réalisations), sa narration n'était pas optimale, ses personnages manquaient d'épaisseur et de sensibilité, c'est à dire tout le contraire de ses films situés dans une époque contemporaine ou en pleine mutation où ses femmes évoluent dans l'amour et la déchirure, portraits dépeints à l'image d'une société bancale. Une femme dont on parle appartient à cette catégorie là. Sorte de trio amoureux impossible dépeint dans une maison de geishas, où les femmes ne savent pas encore ce qu'elles veulent et où les hommes (du moins, un homme) sont en partie -justement, injustement?- responsables de leurs problèmes. Tanaka Kinuyo campe le rôle de la patronne des lieux, Hatsuko, devenue riche grâce à ce véritable empire du plaisir. Elle est aussi la mère de Kuga Yoshiko qui trouve là l'un de ses plus beaux rôles pour un mélodrame dans la peau de Yukiko, une jeune femme frustrée par le parcours de sa mère qui tenta de faire une tentative de suicide par overdose de somnifères. Cette dernière reviendra auprès de sa mère après cette tentative. Seul personnage masculin important, le docteur Matoba interprété par le trop rare Otani Tomoemon, est quant à lui au centre des débats amoureux : Hatsuko voit en lui le parfait époux et propose jusqu'à lui acheter sa propre clinique. D'un autre côté, Yukiko éprouve des sentiments pour ce dernier et ignore jusque là les projets de sa propre mère.
Sur le papier le film propose donc de bien belles choses, un Mizoguchi dans lequel les thèmes de l'argent et de l'amour sont évoqués toujours avec cette forme de sagesse et de recul suffisants pour faire d'un scénario classique un vrai mélodrame. Mais le problème est que le cinéaste ne transcende pas ses thèmes, propose une galerie de personnages dont on a à peine le temps de s'y attacher (est-ce voulu ou non, là n'est pas la question) comme cette jeune fille sans le sou désirant à tout prix redevenir ce qu'elle était avant, à savoir une geisha. De plus, outre le fait que l'histoire est solide et se suit avec facilité, elle manque de surprises, notamment dans un final téléphoné et bien feignant. [Spoiler] Face aux deux femmes qui ne veulent plus de lui, Matoba lancera un simple "je ne vous verrai plus. Adieu" d'une banalité déconcertante [Fin spoiler]. En revanche, le dernier dialogue est très intéressant, celui où une geisha se demande quand est-ce que la société n'aura plus besoin d'elles, faisant ainsi un vrai état des lieux du système. Ce Mizoguchi aurait pu être marquant à plus d'un titre, mais il ne se détache pas assez d'un autre. Sans doute que la mise en scène certes appliquée mais jamais renversante et le score absolument hideux y sont pour quelque chose.