Interview Yasmin Ahmad
Le festival Golden Horse de Taipei a mis à l'honneur cette année la cinéaste malaisienne Yasmin AHMAD. C'est à cette occasion que nous l'avons rencontrée, pour discuter de ses quatre films, de la Malaisie et plus particulièrement de Mukhsin, qui sort en France en ce moment.
Interview
Vous travaillez pour la télévision et la publicité. Comment en êtes-vous arrivée à réaliser votre premier film, My Failing Eyesight ?
Je n'ai jamais eu le désir de faire des films auparavant. Un jour, mon père est tombé malade et j'ai voulu faire quelque chose pour lui. J'ai donc fait un film sur ma mère et lui - ils ont dans les soixante-dix ans et ils sont encore très amoureux. J'ai fait ce film pour leur faire un cadeau. Mes parents sont mes meilleurs amis - encore maintenant. J'ai été mariée deux fois, et je crois que c'est terrible pour les hommes dans ma vie, parce que je ne peux pas m'empêcher de comparer ma relation avec eux et les relations de mes parents entre eux, qui prennent leur bain ensemble tous les jours, se poursuivent à travers la maison... Je n'arrête pas de comparer, c'est sûrement pour ça que j'ai divorcé deux fois, et que je ne veux plus me marier de nouveau. Des parents qui s'entendent si bien, c'est une chose terrible parce que ça place la barre très haut !
Que pensent-ils de vos films ?
Mes parents... Quand je suis rentrée d'Angleterre où j'avais fait mes études, il y a de nombreuses années, j'ai dit à mes parents que je voulais rester à la maison, être avec eux, leur faire à manger, me promener avec eux, exactement comme la fille dans
Late Spring d'Ozu. Mais ils étaient très inquiets pour moi et ils m'ont forcée à me marier ... non, pas forcée, encouragée... Donc, ils sont très fiers de mes films, parce qu'ils voient qu'enfin leur fille a réussi a faire quelque chose de sa vie, et ils m'ont encouragée très chaleureusement.
Si les parents sont vos parents, Orked c'est vous ?
Ce prénom est celui de ma soeur. Mais Orked me ressemble : un peu garçon manqué dans l'enfance (
Mukhsin), dure avec les hommes (
Anxiety). Quand je faisais les auditions pour
Chinese Eye, je cherchais une fille qui soit un peu comme moi quand j'avais seize ans, grande gueule, courageuse. J'ai rencontré Sharifah Amani qui avait seize ans, je lui ai demandée si elle avait déjà mordu un garçon, elle a dit oui, donc j'ai dis "c'est bon, c'est toi". Quand j'étais petite je mordais les garçons qui ne me laissaient pas jouer avec eux. Je n'ai pas eu à la former beaucoup, parce que quand je lui ai lu le scénario, c'était déjà une part d'elle-même. C'est pour ça que je pense que le casting est la deuxième chose la plus importante dans la réalisation d'un film. La chose la plus importante est le scénario, et la seconde est le casting. J'ai des amis qui disent que si on a un scénario solide et que le casting est juste, le film se réalisera de lui-même, il n'y aura rien à faire. Avec elle, je n'avais pas à intervenir beaucoup, parce qu'elle connaît le personnage, elle est le personnage.
Les autres acteurs sont-ils amateurs ou professionnels ?
La plupart des acteurs principaux ne sont pas professionnels. Les parents sont un peu professionnels. La bonne est une chanteuse professionnelle. Mais la plupart ne sont pas des acteurs. Je n'aime pas travailler avec des acteurs, parce qu'ils veulent jouer. Je veux que les gens dans mes films soient juste eux-mêmes. C'est pour ça que j'aime bien travailler avec des enfants. La plupart des gens que je connais ont des difficultés à travailler avec des enfants, moi je les préfère parce qu'ils sont simplement eux-mêmes, et j'aime bien ça. Dans
Mukhsin, le père d'Orked est un comédien de théâtre professionnel, et la bonne une chanteuse, donc ce sont des "pros", mais dans d'autres domaines, je préfère. La plupart des acteurs sont des amis, nous nous connaissons, je peux me fâcher contre eux et ils peuvent se fâcher contre moi aussi. Je choisis les personnages secondaires d'abord, puis nous choisissons ensemble les personnages principaux.
Vos films sont essentiellement composés de plans-séquences. S'agit-il pour vous de se distinguer des productions commerciales en utilisant un procédé associé au cinéma d'art et essai ?
Les gens cherchent toujours à labelliser les films. Quand j'ai fait
Anxiety, j'ai des amis qui sont dans le cinéma indépendant, et qui disaient que mon film était trop commercial. Et des gens dans la pub qui disaient, ah, tu fais des films d'art et essai, personne n'ira les voir... Mais je me fiche de ce que les gens disent, de toute façon je fais des films pour mes parents. Et pour les plans-séquences, c'est parce que... ce n'est pas un film d'art et essai, c'est un film sans moyens ! Nous avions très peu d'argent, et très peu de temps. Je dois travailler dans la journée, donc je n'ai pu m'absenter et tourner que pendant deux semaines. Tous mes films ont été tournés en douze jours ou moins. Et donc, comme je n'avais pas de temps et pas assez d'argent, j'ai dû faire répéter mes acteurs, pendant deux mois, comme au théâtre. Je les fais tellement répéter, que si je laisse la caméra en place immobile, ils peuvent continuer à faire ce qu'ils ont à faire. Donc je dois travailler dur avec mes acteurs. Par exemple, la scène dans
Anxiety où la femme frappe son mari : il n'y a qu'une prise, donc je lui ai dit "Quand tu le frappes, tu dois vraiment le frapper". Dans la scène où la prostituée se bat avec l'homme, elle lui frappe la bouche avec un marteau ; il saignait vraiment, ça a tout sali ! Mais nous n'avions les moyens que de faire une prise.
Vous mettez en scène les différents communautés nationales et religieuses qui cohabitent en Malaisie et la façon dont elles se rencontrent. Par exemple, dans Anxiety, à l'hôpital, il y a cette scène très drôle de cohabitation difficile entre le musulman et le bouddhiste, entre le mangeur de boeuf et le mangeur de porc. Est-ce que c'est une situation probable, une scène à laquelle vous auriez assistée ?
Parfois des musulmans se sentent très offensés de voir des gens manger du porc devant eux, et j'ai toujours pensé que les gens mangent ce qu'ils veulent, du moment que vous ne mangez pas vos parents ou vos enfants, ça va ! Dans cette scène à l'hôpital je voulais montrer ces deux femmes musulmanes qui sont très pieuses, elles portent un voile noir, mais elles rient de la situation... je crois que les gens devraient plutôt faire ça.
Est-ce que les différentes communautés nationales vivent de manière mélangées - pour l'école par exemple, est-ce que les Chinois fréquentent les mêmes écoles que les Malais ?
Ils étudiaient dans les mêmes écoles, mais récemment il y a eu des rapports qui disent que certains professeurs, qu'ils soient chinois ou malais, découragent les élèves d'être ensemble. Je déteste ça. Récemment j'ai réalisé un téléfilm, au sujet d'un jeune élève qui est chinois, et son meilleur ami est malais, ce sont vraiment les meilleurs amis du monde. je l'ai filmé à la façon d'un documentaire, qui a obtenu un grand succès.
Pour le cinéma, avant, les Malais allaient voir des films malais, et les Chinois allaient voir des films chinois. Quand j'ai fait
Chinese Eye, mon premier film de fiction, tout le monde disait que les Chinois n'iraient jamais voir un film malais, Ils disaient que je n'arriverais pas à rencontrer mon public, mais un mois et demi après la sortie, le cinéma qui a fait le plus d'entrée était un cinéma principalement chinois, situé dans un centre commercial essentiellement chinois, donc il y a plus de Chinois que de Malais qui ont vu
Chinese Eye.
Mon nouveau film,
Muallaf (en post-production) est aussi sur la rencontre entre communautés, c'est l'histoire de deux filles musulmanes qui s'en vont de chez elles et qui deviennent amies avec un jeune garçon catholique.
Vos films mettent en scène des personnages féminins en prise avec les limites que leur impose la société, et la façon dont elles s'en sortent, s'arrangent et dépassent ces limites. Pensez-vous vos films comme des films féministes ?
Vous savez, je me suis rendue compte, à l'école comme au travail, que si un homme fait quelque chose de façon très affirmée, on dira qu'il est quelqu'un de très déterminé, mais si une femme est ferme dans ses opinions, on dit qu'elle est têtue. Et de même au cinéma, quand Clint Eastwood fait
Impitoyable, personne ne le qualifie de masculiniste, il fait juste un film sur des êtres humains, mais quand une femme fait un film sur des femmes, on dit que c'est une féministe. Je suis simplement une femme têtue qui fait des films, je ne sais pas si je suis féministe ou pas.
Les personnages discutent toujours beaucoup, mais il me semble que les scènes les plus importantes sont des scènes muettes, ou cachées. Par exemple, à la fin d'Anxiety, on ne sait pas ce qui se passe derrière la porte close pour Orked, dans My Failing Eyesight, la scène dans la jardin se passe de nuit et sans parole. Comment articulez-vous ces scènes muettes et parlées dans l'écriture d'un film ?
Je tiens beaucoup aux contrastes dans la composition du film. Dans mon nouveau film,
Muallaf, il y a quatre personnages principaux, et qui passent leur temps à discuter. A la moitié du film les deux filles doivent s'en aller, la vie des garçons devient d'un coup très silencieuse. La vie est faite de contraste, de différences. Tristesse et bonheur contrastent aussi tout le temps. je n'aime pas les films qui sont trop tristes du début à la fin, j'aime les films qui sont à la fois tristes et drôles, parce que c'est comme ça qu'est la vie. Si vous faites des films uniquement tristes, ce n'est pas la vie. J'ai fait un documentaire en Inde sur des femmes très très pauvres, dont certaines dorment avec leurs enfants dans des décharges publiques - mais quand quelque chose de drôle arrive, elles rient. Les gens cherchent tout le temps une raison pour être optimistes. Je pense que les films sur des personnages pauvres et tristes du début à la fin sont probablement faits par des gens riches qui se sentent coupables d'être riches, et qui pensent que les pauvres sont forcément affreusement tristes et se suicident à la fin.
Vos films effectivement, s'ils comportent des zones d'ombres et des aspects tristes, sont dans l'ensemble assez joyeux et festifs, ils donnent envie de vivre...
C'est parce que je suis très pessimiste. Je pense à la mort tous les jours ; j'en viens forcément à me dire que je ferais bien d'être aussi heureuse que possible, puisque la vie est si courte. Je pense que c'est parce que je suis profondément pessimiste que je m'efforce d'être heureuse.
Le bouddhisme zen raconte l'histoire d'un étudiant qui dit à son maître Soen Nakagawa : "
Maître, je me sens très découragé, que dois-je faire ?". Le maître lui réponds : "
Va et encourage quelqu'un d'autre". Je crois que c'est comme ça que je vis ma vie.
Beaucoup de jeunes Malaysiens se demandent ce que ça fait d'embrasser quelqu'un d'une autre race - avec
Chinese Eye, je veux leur dire, allez-y, embrassez-les.
Quelle a été la réception de Mukhsin en Malaisie ?
Mukhsin en particulier a très bien marché en salles, j'étais étonnée parce que c'est un film un peu lent, et sur des enfants, mais ça a vraiment marché. Mais la plus grosse vente de DVD pour un film malais dans les trois dernières années est
Chinese Eye, et il est toujours au top des ventes.
D'ailleurs, quand vous faites un film indépendant qui marche bien en salles, le milieu du cinéma indépendant vous regarde de travers. Autre chose, je crois qu'il ne faut pas sous-estimer les programmateurs des festivals, parce que ce sont des êtres humains avant d'êtres des amateurs d'art. J'ai des amis cinéastes indépendants qui envoient leurs films au Festival de Berlin, et moi je n'ai jamais osé envoyer mes films dans les festivals, mais mon distributeur hong-kongais a envoyé
Mukhsin, sans me le dire, au Festival de Berlin, ce film que le milieu du cinéma indépendant méprisait un peu - sauf que deux films de ces cinéastes indépendants ont été rejetés, alors que
Mukhsin a été sélectionné, et a gagné deux prix. Donc je pense que si on veut être cinéaste, il ne faut pas trop écouter la façon dont les autres veulent classer vos films, simplement faire quelque chose à partir de ses propres sentiments, et c'est suffisant. En ce qui me concerne, je ne sais pas faire un film, à chaque film que je tourne j'apprends, à chaque fois je recommence et je ne sais rien. Mais si vous dites un peu ce que vous avez dans le coeur, il y aura forcément quelque part des gens pour le voir et l'apprécier.
Questions de spectateurs à la fin d'une projection de Mukhsin
C'est une histoire qui s'inspire de votre vie ?
J'étais un peu comme ça enfant effectivement. Je tiens une chronique hebdomadaire dans un journal et quand j'ai dévoilé l'histoire de
Mukhsin, quelqu'un m'a écrit sur mon blog, une jeune fille qui disait que son père pensait que c'était son histoire, que Mukhsin c'était lui... Je ne lui ai pas répondu !
Plusieurs scènes se passent autour d'un vélo : que représente le vélo pour vous ?
En Malaisie, jusqu'à récemment, dans la ville où j'ai grandi (Muar, dans le sud), il y avait plus de vélos que de voitures, les vélos font partie de ma vie ! J'ai aussi un mauvais souvenir lié à un vélo : mon père achetait tout à crédit comme dans le film. Un jour un camion est venu chercher toutes les choses qu'il n'avait pas payées, j'étais dans la rue sur mon vélo, j'ai dû finir à pieds...
Crédits
Propos recueillis par Florine LEPLÂTRE, le 30 novembre 2007 à Taipei (Festival Golden Horse).
Remerciements à WU Wenchi pour l'organisation, et surtout à Yasmin AHMAD pour sa généreuse collaboration.